samedi 25 avril 2015

Ketch à tribord

Nous avons repris la mer il y a quatre jours laissant  Hierro, dernière île occidentale des Canaries, derrière nous il y a une cinquantaine d'heures. "Devine Sailing", notre catamaran, navigue maintenant seul, loin des routes commerciales. Nous filons bon train avec une moyenne entre 8 et 10 noeuds. Cette nuit, je suis du quart le plus difficile à mon goût : 3h - 6h. À 3h j'ai déjà quelques heures de sommeil au compteur, il m'est difficile de sortir de ma chaleureuse léthargie. À 6h, je peux encore profiter de deux à trois heures dans les bras de Morphée, la cafetière en solitaire est donc à proscrire. La lutte est difficile dans cette bataille inégale, je sais que la nuit sortira vainqueur de ce combat d'endurance. Réveil toutes les cinq minutes pour balayer l'horizon et les quelques instruments de navigation d'un regard endormi. Mes yeux se cachent tous seuls derrière leurs pesantes paupières mais mon ouïe reste en éveil à guetter le moindre sifflement inhabituel.
Il doit être environ 4h20 lors de l'un de ces pénibles réveils, mon regard glisse las sur une ligne qui me semble délimiter le ciel de l'océan, rien. Un sursaut lumineux me sort de cette lourde torpeur dans laquelle je me confondais si bien. Coup d'oeil réflex sur l'AIS : vide sidéral. L'AIS est un système émetteur/récepteur radio qui permet l'échange d'informations de navigation avec les autres embarcations (position GPS, cap, vitesse et bien d'autres). Ce système permet entre autres de nous alerter si la route programmée en croise une autre. Nous n'avons bien sûr que la fonction récepteur à bord. Voir sans être vus. Sur un thème d'Hans Zimmer je me laisse porter par un léger et plaisant sentiment pirate. Au milieu de la nuit, jouer au loup avec les super-tankers n'est pas du meilleur goût. Bref, une lumière s'agite au large mais rien sur nos écrans. Un bilan succinct me rappelle qu'un clignotement orange signale un casier. Le ballotage des vagues me le propose un coup à bâbord, l'autre à tribord. La moyenne serait que je file droit dessus. Je continue sur ce cap et passerai sous le vent de cette bouée par mesure de sécurité.
De longues minutes s'écoulent. Ma pompe à sang s'emballe, la lumière ne semble pas vouloir se décrocher de l'horizon malgré les milles parcourus. La matière grise a du mal à chauffer sur ce créneau bâtard mais elle me laisse cependant entrevoir qu'un casier par 4500 mètres de fond à 600 milles des côtes n'est pas monnaie courante. Ce n'est donc ni un casier ni un paquebot.
Quelques sabliers à scruter la cible m'en rapproche. C'est un voilier qui déchire la ouate nocturne juste devant moi! Je continue ma lente traque dans son dos. Mon fier carrosse fend l'écume à plus de onze noeuds cette nuit, imprenable au reaching. En quelques galops je me trouve à une centaine de mètres sous le vent d'un superbe ketch de soixante pieds, foc, grand voile et artimon au vent. J'abats d'une dizaine de degrés pour prendre le temps d'admirer cette belle architecture et de calculer la probabilité de passer si prêt d'un autre voilier au milieu de l'océan. Les voiles claquent au vent, rageuses de cette conduite aux mors. Le bateau retrouve l'allure de travers qui nous a fait triompher du monocoque et nous en éloignons rapidement. Je m'en retourne serein et victorieux à la table à cartes. Mon quart se termine dans vingt minutes. Épuisé, je m'endors sans mettre de réveil, les oreilles toujours à l'affut.

1 commentaire:

  1. Magique. Tu fais rêver mon champion.T'as fait le boss sur cette manoeuvre. +50 d'exp

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