lundi 6 juillet 2015

Hier

Le puissant reggaeton me sort des songes, je me retourne avec agilité dans le hamac pour étudier la couleur du ciel. Il doit être cinq heure du matin. J'ai encore quelques heures de sommeil devant moi, je m'endors bercé par la musique Sud-américaine qui s'éloigne en voiture.
C'est au tour de la chaleur de me réveiller, je bascule de nouveau dans le bout de tissu tendu qui me sert de lit, par la fenêtre je distingue déjà une dizaine de kites à l'eau, la luminosité a changé. J'ai perdu ma montre en mer il y a quatre jours mais mon analyse attentive de la course solaire me permet de savoir qu'il est entre six et neuf heure. Je décide de quitter mon abri.
Cela fait à peu près plus d'une semaine que je vie à Cabo de la Vela et, tous les matins, je découvre amusé la couche de sable qui a investi le hamac durant mon sommeil. Je pose les pieds à terre, la douleur est supportable, je vais enfin pouvoir retourner à l'eau. Ils sont dans un sale état, deux jours que je marche avec peine, due aux nombreuses coupures de coquillages et coraux cachés sous l'eau. Lors de ma dernière session, il y a trois jours, j'ai marché de tout mon poids sur un oursin, ma tendre plante de pied s'en est régalée, elle a avalé un bouquet de piques au plus profond. L'automédication centrée sur le sable et l'eau salée se révèle très efficace face à l'énergie investie.
Il est l'heure d'un bon café trop sucré colombien. Je pars dans un premier temps arroser le seul arbre dans un rayon de cinq cents mètres. C'est bien le seul endroit où il faudrait protéger ses pieds, des bris de verre sur le sable intimident le visiteur. Puis, je me dirige vers l'hostal Pujuru où je vais manger un petit déjeuner. Une rapide visite des alentours me permet de souhaiter une bonne journée au village.
Le soleil commence à me prendre de haut, il est neuf heure, je décide de progresser en kitesurf. Ma cabane se situe entre la mer et la cabane "kiteshop". Cette même cabane s'avère être la maison des propriétaires, mon lourd sac m'y attend, les toilettes sûrement moins. Avant d'utiliser ces cabinets il faut aller chercher un s'eau de mer. Heureusement, elle est à cinquante mètres.
Une heure de location me suffit pour prendre un grand bol de plaisir quotidien.
J'avale quelques chapitre du très bon "Permaculture, guérir la terre, nourrir les hommes", incroyable récit de l'expérience éthique, sociale, économique et agricole de Charles & Perrine Hervé-Gruyer. Non rassasié mais ne voulant pas gaspiller cette lecture, je m'oriente vers d'autres activités. Je survole la zone d'ombre qui m'entoure. Depuis plusieurs jours, je suis tout seul, donc avec tout le monde.
Je sors jouer avec les enfants des familles qui m'entourent, je connais nombre de leurs prénoms et eux connaissent le mien en retour. Je crois d'ailleurs que nous appeler est le principal de notre communication verbale, leur accent espagnol est aussi douteux que le mien, mais différent. Après force rires sincères avec la jeunesse Wayuu, je me décide enfin à assister à la finale freestyle. Elle clôture la compétition de kite qui a lieu depuis deux jours. J'y retrouve mes récentes rencontres, Wayuus ou étrangers. En exemple, Jim, un australien, en fait partie. Je crois comprendre trente pourcents de ce qu'il me dit, mes phrases ont malheureusement moins de sens pour lui. Nous nous entendons bien et encore une fois rigolons beaucoup.
La démonstration de freestyle est superbe. Huit secondes dans les airs pour le plus gros saut. C'est long huit secondes : un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit. C'est très haut huit secondes.
Je mange avec Camila, kitesurfeuse bogotanaise de passage au Cabo pour la sixième fois. Un tour à la tienda pour m'acheter l'eau vitale me sépare d'une sieste dûment méritée. Encore une fois je n'ai pas assez de monnaie pour mes achats, Jorge, comme tous les autres commerçants de la zone où j'évolue depuis dix jours, accepte sans problème mon ardoise de confiance. Je fais partie du village.
Je profite de mon heure de repos pour travailler mes rêves et concepts de vie future, doucement un cap prend forme. Je quitte ma cabane où j'ai pu écrire quelques lignes en admirant les prouesses aériennes des locaux. Il est entre quatre et cinq heure, je pars à la rencontre des visages fraîchement arrivés, nous échangeons sur nos voyages respectifs dans l'idée d'en définir la ou les prochaines étapes.
Le soleil se couche, comme à chaque crépuscule, il nous peint un ciel magnifique. J'apprécie particulièrement ce moment de la journée, où les derniers kites se détachent en ombres chinoises sur un ciel de sang.
Dann et Christina partagent leur poisson lors d'un passionnant repas où nous discutons de leurs expériences de journalistes internationaux. Dann est talentueux, il fournit les plus grands journaux mondiaux en reportages dessinés, magnifiques.
Nous nous séparons deux heures après le dîner, la "rumba" qui met fin à la compétition bat son plein, je me dois de profiter du rare interlude électronique minimal disponible. La soirée est intense, les discussions entre voyageurs d'horizons différents sont toujours très enrichissantes, le partage de l'alcool local avec les Wayuus l'est également. La soirée passe, le monde danse, le vent souffle, les étoiles brillent.
Ces jours à Cabo de la Vela m'ont confirmé ce profil "quotidienniste", s'enrichir du moment présent, de la rencontre, de la découverte et de l'échange permanents. Bien qu'un cap de vie soit primordial, une politique quotidienne, sans sombrer dans les vices hédonistes, s'oppose à une vision plus globale de la vie. Les fruits d'une vie menée dans sa globalité n'arriveront que sur le tard de l'expérience humaine, potentiellement non perceptibles car notre esprit n'a pas été préparé au bonheur. Le quotidien a l'exclusivité d'être tous les jours, il a le pouvoir d'être source de joie et de réussite en chaque instant.
"La soirée passe, le monde danse, le vent souffle, les étoiles brillent."
 

Desert storm

La Guajira partage avec les autres déserts du monde de nombreux traits communs, il est sec, aride, inhospitalier, imposant. Avec le village de Punta Gallina, la Guajira est la pointe Nord du continent Sud-américain. Quelque soit la température qui y règne, un désert est impressionnant pour la vie qui lutte pour s'y développer, inlassablement, précieusement. Au milieu des immenses étendues de sable un cactus brave le vent lacérant. Il est parfois accompagné d'arbres malingres, rachitiques, au premier regard branches sans vie, au second minimalisme survivaliste. Au plus surprenant se détache un fébrile bosquet, clin d'oeil de vie au milieu d'un visage de poussières, deux à trois espèces de cactus se marient à autant d'arbres. Le plus irréel, le plus fou et magique à la fois est la faune qui ose y survivre voire s'y développer. Quelques chèvres, en recherche vaine d'une source d'eau arpentent le plateau soufflé. Des vaches, handicapées par leur moindre agilité, se retrouvent cuirassées des rameaux applatis et charnus, raquettes aux crocs acérés des cactus. Mais, dans la grande majorité de cette région, rien ne vie, ce qui n'est pas brûlé par le soleil est balayé par le fouet de sable, instrument d'un vent omniprésent.
Le peuple Wayuu est le rassemblement indigène le plus présent en Colombie, plus de la moitié de la population de la Guajira en est composée. Comme les cactus, les arbres rachitiques, les chèvres arpenteuses et les vaches cactées, les Wayuus s'accomodent de la vie désertique. De la cabane isolée au village côtier la vie est similaire, l'activité se concentre autour des modestes cabañas. La fonction de ces huttes est élémentaire, pouvoir s'y reposer à l'abris du soleil et du vent. Le produit en est très simple, rustique dirait Robin, quatre murs faits de l'âme séchée des cactus délimitent la surface de la pièce, un toit en branches ou tôles protège du soleil. Les ouvertures, portes ou fenêtres, sans porte ni fenêtre, permettent au vent de circuler constamment et de maintenir une température chaude et agréable à vivre. Le sable, du désert ou de la plage, ne connaît pas la différence entre l'extérieur et l'intérieur de la cabane, il charme tous les pieds de sa chaude caresse. Entre les murs un râteau remplace le balais. J'aime marcher devant les maisons tôt le matin, le sable ratissé prend l'allure de la neige damée des jours d'hiver, douceur fragile et éphémère. Les hamacs en sont l'unique aménagement, accrochés à la structure plantée dans le sol, ils balancent paisiblement au dessus du sable. Ils seront, selon l'heure, lits, canapés, fauteuils ou armoires et sans les déplacer ils prendront tour à tour la forme d'une chambre ou d'un salon.
Avec Robin et Ben, quelques rencontres, beaucoup de hasard et plusieurs véhicules nous ont menés jusqu'à Cabo de la Vela, village Wayuu qui s'étend le long d'une large baie. Nous y découvrons les rudiments de la vie indigène, la simplicité suffisante des cabanes, l'artisanat local, la contagieuse nonchalance indigène, le soleil de plomb, le vent constant et la mer plate. Quelques centaines de foyers s'étirent autour de la piste qui fait parallèle à la plage. Nous y vivons pieds et torse nus une sobriété heureuse. Cabo de la Vela est un endroit magnifique, pittoresque et hors du temps.
Mais Cabo est différent des autres villages pré-colombiens, un illuminé y a amené non pas un ballon, ni une guitare ou même un jeu de cartes, le visionnaire leur a apporté et enseigné le kitesurf. Dans un village où l'électricité est seulement présente quatre heures par jour, où l'eau douce est une denrée rare et précieuse, les jeunes indigènes s'amusent à faire du kite. Dans ce drôle de paradis, il y a plus d'ailes que de ballons et de vélos réunis. Les enfants abandonnent quelques heures leurs bouchons-jouets qui creusent les empreintes de sable au profit d'impressionnants vols-plané par dessus les maigres bateaux de pêcheurs. Impensable contraste.
Pourquoi aller plus loin quand tant de belles énergies sont réunies dans un même endroit? Nous restons une dizaine de jours, ponctuant nos paisibles journées de retraite par des cours de kitesurf, dormant dans nos hamacs, à quinze mètres de la mer, cabane ouverte où les courants d'air et les locaux sont les bienvenus.
La providence, l'heureux hasard et l'inconnu nous ont menés dans ce paradis perdu, pas vraiment pionniers encore moins suiveurs. Nous y vivons surement les dernières heures d'un équilibre candide et sain avant l'incontournable arrivée de l'ogresse occidentale.

"Lorsque le désir résiste aux premières atteintes du bon sens, on lui cherche des raisons. Et on en trouve qui ne valent rien. La vérité, c'est qu'on ne sait comment nommer ce qui vous pousse. Quelque chose en vous grandit et détache les amarres, jusqu'au jour où, pas trop sûr de soi, on s'en va pour de bon."
Nicolas Bouvier

dimanche 5 juillet 2015

Il était une forêt

Amour de la jungle, encore une combinaison hasardeuse pour une passion unilatérale et une telle différence d'échelle. A défaut de mettre les mots justes sur les sentiments j'aime me perdre dans le magnifique, l'équilibre et la complétude des forêts tropicales. Je ne m'essaierai pas en métaphores de la Nature, elle en est la source.
Jamais, aucun homme ni aucune association d'hommes, au travers leurs oeuvres, symphonie, peinture ou révolution ne peut s'imaginer atteindre la magnificence de cette Nature. La perfection. Souvent trop parfait pour être beau au premier regard. Un insecte, une mousse, un champignon, une feuille ou une plume, un détail sans fin. Les maillons élémentaires de ces chaînes de vie jamais ne pourront être copiés ou reproduits par nos mains même les plus savantes et attentionnées. Mère Nature s'amuse à lier, entremêler, combiner ses milliards d'enfants pour créer une oeuvre encore plus grande. Ainsi vont sans fin les associations pour arriver à la réalisation suprême, la forêt, l'écosystème, l'autosuffisance. Qui pourra un jour se vanter de créer une oeuvre qui se régénère et change de visage au quotidien, une oeuvre qui se voit, s'écoute, se touche, se sent, se mange, se boit?
Prenons soin de cette fragile magie, respectons cette seule planète qui a le pouvoir de nous accueillir. Apprenons à l'aimer comme une Mère qui nous nourrit et non comme un consommable qui nous appartient. La dernière graine nous survivra, la Nature toujours vaincra, mais pourquoi mener un aveugle combat contre une entité dont nous avons besoin? L'humanité traverse-t-elle sa crise oedipienne? Espérons-le.

"Il était une forêt"
Luc Jacquet & Francis Hallé
Élu meilleur film documentaire de l'année 2013.

samedi 4 juillet 2015

Paradigme

Il existe quelques rares livres, dont la lecture, profonde immersion, est une savoureuse addiction, une dévotion du corps et de l'esprit. Pourtant, il arrive, pour une raison ou une autre, que l'ouvrage soit mis de côté, tronqué en plein corps. Son histoire, merveille de patience, sait attendre discrètement, de quelques semaines à une vie, un regain d'intérêts.
Et, un jour, pour la même raison ou une autre, nos yeux hagards retrouvent le délice de filer sur l'architecture littéraire de l'oeuvre, où nous l'avions abandonnée. Comme si jamais la lecture n'avait cessé, l'ensemble reprend vie, identique, immédiat. L'extase absorbe le reste du monde.
L'Amitié est l'un de ses rares livres, que l'on peut fermer puis ouvrir dans une vie.

J'ai la chance, précieuse, de retrouver deux de mes livres favoris, ceux de Robin et Charline. Fortes intrications mais histoire et enseignements différents. Je m'y oublie. Dans cette lecture, je découvre avec grande joie de nouveaux protagonistes tout aussi surprenants par leur vitalité. Rebecca, Arnaud et Morgan font leur apparition.
La cinquantaine de jours passée en leur compagnie est très intense, enfant de la rue accueilli dans une famille déjà nombreuse. Ensemble nous découvrons et apprenons beaucoup. Rares sont les jours où nous ne menons une activité pour la première fois. Beaucoup de réalisations matérielles, compensations bienvenues dans notre ère insipide de réalité virtuelle. Nos mains molles, onanisme d'un clavier pathologique, peinent face aux besoins d'agilité des ciseaux, de précision d'un marteau, de puissance d'une machette. Nos cerveaux engourdis de théorie n'osent se risquer à une installation électrique élémentaire. Mais nous apprenons, pas à pas, souvent de nos erreurs, à devenir fonctionnels. Quelles sensations gratifiantes de voir Robin les cheveux coupés, l'eau couler d'un robinet asséché, une lumière nous sortir de la pénombre, de jeunes bananiers nous offrir une nouvelle palme. Comment définir le privilège et la fierté d'être assis autour de la table réalisée par Rebecca sous les lumières installées par Arnaud pour manger, bientôt, les fruits et légumes cultivés par Morgan? Plénitude quotidienne.

Je suis également tombé amoureux à Minca. Un amour connu mais oublié a refait surface. Chaque jour plus puissant à mesure de ma découverte. La jungle.

"Le trajet, qui incarne le voyage dans l'espace, diffère donc de l'étape, qui incarne le voyage dans le temps. Le trajet est de l'ordre du physique et de la perception, l'étape de l'ordre de l'intime et de l'émotion".
Patrick Manoukian

Bogotà

Bogotà. Bogotà est la capitale de Colombie. Bogotà, dix millions d'habitants. Bogotà, 2600 mètres d'altitude. Bogotà. Bogotà n'est pas une ville touristique. Bogotà est polluée. On ne vit pas dans une ville touristique. Bogotà, on la traverse ou on y reste.
Elle a cette magie, partagée avec d'autres mégalopoles, de paraître à une immense fourmilière. De près, voire de l'intérieur, un désordre généralisé y règne, beaucoup de monde, dans tous les sens, dans toutes les directions, dans toutes les fonctions. On s'arrête, n'importe où, échange quelques biens ou informations, puis repart dans une direction à première vue aléatoire. Microcosme à grande échelle. Puis, en s'éloignant, en apprenant à la connaître, l'enchantement prend vie. Comme pour la fourmilière, derrière l'agitation et le trouble apparents s'organise une puissance structurée, Bogotà.

Je suis chaleureusement accueilli et accompagné par Ava et Jon pour mes premiers pas en territoire colombien. Leur connaissance de la ville et de son organisation doublée d'une sympathie engageante me permettent de rapidement découvrir diverses facettes de Bogotà. Je passe une semaine en leur compagnie ou seul, à errer de rue en rue comme j'ai l'habitude et le plaisir de faire.
Les quelques pas en cette terre nouvelle me permettent de découvrir le rythme, l'architecture et la vie dans un pays qui m'etait jusqu'alors inconnu. Les surprises sont fortes et nombreuses. Si Créateur existe, quand il dut dessiner, sur le tard de son oeuvre, le fruit du métissage des peuples précolombiens, africains et européens, Il avait l'expérience des exigences humaines. Les colombiennes sont belles, richement proportionnées, aux traits fins et sourire sans complexe. Reine des fourmilières, fourmilière des reines.

Mais derrière cette consommation en vitrine l'appel d'un des objectifs de ce voyage se fait ressentir, celui de retrouver mes compagnons d'aventures, Charline et Robin. J'en suis trop près pour en rester distant. Transgressant consciencieusement mes volontés de voyage à vitesse humaine et d'imprégnation de l'essence des espaces, j'embarque dans un nouvel avion pour Santa-Marta, à la découverte de la belle impétueuse forêt tropicale et aux retrouvailles des amis trop longtemps trop loin.

"On ne voyage que dans l'abandon. Sans horaire. Et, de préférence, sans retour".
Franz Bartelt

Plumeau

Deux mois sans écrire, sinistre bilan pour un récit de voyage. Bogotà est déjà trop loin pour en chanter les merveilles. La joie des chaleureuses retrouvailles s'est évanouie derrière la peine des longs adieux. Le désert a remplacé la jungle chatoyante.

Quelques pistes d'articles tombées à l'abandon sur un coin de page, dernière cigarette sans envie, mise de côté pour un lendemain, mais qui jamais ne retrouvera le chemin de nos lèvres.
De ces pistes, je vais essayer un chemin, comblant les manques avec des souvenirs probablement altérés. Mais si moi-même je ne suis détenteur de la réalité vécue, qui l'est?

Essayons.

"La paresse, c'est l'habitude de se reposer avant la fatigue".
Jules Renard