samedi 2 mai 2015

Saint-Martin ou la vie sauvage

Quelle terrible épreuve de quitter l'écrasante langueur qui fait suite à une profonde immersion. Comme Lima à la suite de la jungle, je ne peux pas réellement apprécier Saint-Martin. Disparition éclair d'une communauté autonome idyllique. Sevrage sans appel. Il faut à nouveau parler pour être compris. Le langage du corps, aussi élémentaire qu'il soit, n'est pas partagé avec mes nouveaux inconnus. Tout reconstruire? Impossible dans un port où les hommes passent comme le vent souffle. Le temps incompressible fait son retour, je l'avais oublié sur l'eau, adorant l'océan un instant comme une journée. Terre, où l'argent est la règle d'or. Agir, s'organiser, je ne sais plus faire, le bateau filait sur l'eau, ou ne filait pas, indépendamment de nos volontés. Je me retrouve seul, si je ne fais rien, rien ne se fait.
J'ai besoin d'une nouvelle embarcation, rapidement, vers le Sud-Est, pour retrouver ma quiétude évanouie. Je déambule donc dans les ports et leurs morpions de bars à marins pour trouver suite au voyage. L'idéal serait un départ pour le Panama, la route s'approche de Cartagena. Sinon la Guadeloupe puis la Martinique et d'île en île jusqu'en Colombie, sauts de puce antillaise.
Je croise le chemin de nombreux marins en tour du monde, échoués aux Antilles depuis des années, les plus voyageurs échangeant les précieux organes de leur voilier-vie contre le maladif crack endémique. Rêve d'une vie contre absolu immédiat. Les jours passent, mes annonces s'empilent sur les tableaux d'affichage et diverses bourses aux équipiers. J'atteins mes limites de prostitution intellectuelle pour séduire de potentiels capitaine prêts à reprendre la mer. Heureusement, quelques festives rencontres me permettent de garder la tête hors de l'eau pour la plonger dans le rhum des îles, survie provisoire.
Une semaine de bateau-stop et rien, pas l'ombre d'un navire pour l'Amérique, pour les uns il est encore trop tôt, pour les autres déjà trop tard, pour moi trop hypocrites.

Je me décide à aller explorer le Nord de l'île à pied, à défaut d'y trouver un skipper pour flotter en mer, je sais que le moral refera surface. Je me lève avec le soleil pour éviter ses ardeurs de milieu de journée. Organisé à l'indienne, je quitte le bateau à midi (je peux rester sur "Devine Sailing" quelques jours encore, les pièces du dessalinisateur ne sont pas encore arrivées). Il fait très chaud quand j'entame l'expédition, la douce voix de la speakrine m'avait annoncé "au plus froid 27˚C", j'adore cette oxymore informatif. Je marche en peine sur un sentier de poussières quand il disparaît à l'orée du maquis cactier. Saint-Martin, saint-patron de la défiscalisation, ne fait pas de ses riches amateurs de casino de grands marcheurs, cette randonnée est retournée à la nature il y a sûrement plusieurs années. Tant bien que mal je me fraie un chemin dans cet enfer végétal, j'y cède un peu de peau et une bonne partie de mon unique et préféré T-shirt. J'ai du parcourir six cent mètres en une heure quand j'aperçois une zone plus dégagée en contrebas. Rebrousser chemin dans cette jungle d'épines serait un échec. Les quelques coups de fusil  en écho dans la montagne me font hésiter mais je m'essaie tout de même à la descente. En trente minutes je "dévale" les pauvres cent mètres de dénivelé sacrificiel. Foule s'active dans la vallée, une cinquantaine de bovins me bloque le semblant de piste retrouvé. L'esprit fermier, je tente de les mouvoir. Rien n'y fait, arrivant à moins d'une foulée des bêtes, elles se lèvent en cerbère d'une porte interdite. Je les fustige du regard, dans le blanc des cornes, longues et effilées. Petit retour dans le maquis pour contourner ce barrage douanier. "Mort aux vaches". Je distingue enfin la mer, j'accélère le pas, un cochon en sieste fait office de gardien d'une mignonne crique isolée. A peine cent mètres de plage. Deux falaises plongeantes dans l'eau cristalline me séparent du reste du monde. Je quitte rapidement ce qui me servait encore d'habit quelques heures plus tôt et cours dans l'eau. Je nage tranquillement au milieu d'un environnement épargné par la folie humaine. Beaucoup de vies s'agitent sous la surface et je manque d'un masque pour en profiter. Le souvenir des murènes de la plongée précédente m'effraie. Je m'en retourne rapidement à terre, mettre ma nudité hors de portée. Le vent tropical a vite fait de sécher le sel de la plongée et la sueur de mon effort. C'est donc sec que je contourne, en grimpeur occasionnel, le mur de roches qui me sépare de l'Anse Marcel, cible originelle du treck d'où je pourrai repartir en stop aisément.

Quelques jours et un billet d'avion pour Bogota plus tard, je décide de m'aventurer dans Sandy Ground, zone "à risque" de l'île selon les souvenirs de marins avec qui j'en ai discuté. En effet, à peine le lourd pont levant qui ferme le lagon dépassé j'arrive dans le vif du sujet, le sourd grondement des monocylindres résonne dans cette "Concrete Jungle". Entre les restes de voitures qui délimitent la route, véritable tombeau à iguanes, ont lieu des joutes contemporaines. Un bouquet de rastas et une paire de solaires pour seules protections, des grands black, Dark knights, s'affrontent en wheelings et autres mot'acrobaties à plus de cent km/h. Forcément, j'adore, mais discrètement. Je continue mes pérégrinations au milieu des puissants sound-systems qui ornent chacune des terrasses de ce chapelet de cabanes métalliques. Encore une fois, j'adore, toujours en secret.

"Je préfère me dire que le mieux est l'ennemi du bien, comme le pire est celui du mal."
Aldous Huxley