jeudi 24 mars 2016

Girouette est morte

J'étais au fond du lit quand c'est arrivé, profitant du repos mérité faisant suite au quart de trois à six heure du matin. Les forces me délaissent toujours sur cette scène, ni jour, ni nuit. L’œil, vide, préfère le lourd drap de cuir qui l'habille aux peintures du firmament. Bras de fer contre l'épuisement. La lecture, pouvant me tenir en éveil toute une nuit, est désespérément vaine après un saut dans le royaume onirique. Le regard trébuche sur chaque ligne, s'effondre en cascade, en rebonds sur les mots qui bordent sa chute, pour arriver, stérile, en bas de page. Parfois, souvent, plusieurs pages défilent, mécaniquement, sans un moindre souvenir. L'heure est visqueuse, interminable, pénible.
J'étais au fond du lit quand c'est arrivé. Un grain, semble-t-il, nous est tombé dessus, emportant avec lui la girouette. Girouette est morte. Je n'ai rien entendu, elle s'en est allée en silence. Plus d'anémomètre. Une fléchette, imperceptible en tête de mât, pointe son appendice au vent.
Cascais s'est effacée derrière nous il y a deux jours. Loin de toutes côtes, les Canaries sont un objectif encore très distant. Les prévisions indiquent un atterrissage dans un minimum de cinq jours. Malaise à bord, surtout avec quatre novices; Laure-Ma, la cinquième équipière, a débarqué lors de notre escale portugaise, faute de temps.
La journée passe, Christophe barre tout l'après-midi pour conserver notre cap au près-serré en l'absence du pilote vent, bien utile en ces conditions. La nuit tombe, le capitaine avec. Je suis assigné d'office à la roue. En impuissance totale, je vois le ciel noir, à tribord, gagner du terrain sur notre course. Prédateur en chasse. Les éclairs frappent l'océan. Nous entrons dans le noir le plus profond, le monstre est sur nous.
Soudain le vent accélère, accélère encore, très vite, très fort, en quelques secondes. Devant l'agression, le stress monte en flèche. Mes moyens, ma réflexion sont soufflés à l'eau. "Le vent va adonner... loffer... choquer grand-voile... choquer génois... démarrer moteurs...". Rien. L'embarcation va trop vite, ne tient plus le cap, hors de contrôle. Aucune idée de la vitesse du vent, sinon qu'elle est de loin excessive. Les crocs des dieux, en éclairs, claquent de plus en plus près. Tétanisé, le regard de proie des trois équipiers vissé sur mon incapacité à agir. "Réveillez capitaine!" qui vient de sortir de son terrier sous les cris de douleur du bateau. Immédiatement, génois et grand-voile sont choqués pour laisser s'échapper la surpression qui s'applique sur la toile.
Nous sommes dans la gueule du monstre. Le bateau est harcelé par les coups de langue de la mer en furie. Les éclairs frappent de toutes parts, hachent le noir complet qui nous étouffe. Seuls en ce chao océanique, un paratonnerre de vingt mètres planté entre les deux coques. Brutalement, le temps s'arrête, se tord, se déchire, fendu par la flèche divine qui, se plantant juste derrière nous, éclaire les lames à perte de vue, dans un cri de mort. Tout est figé, nos sangs gèlent.
Une pluie torrentielle, fouettée par le vent, s'abat sur nous.
Après une heure de jeu, de torture, la bête noire se retire vers d'autres futures prises.
Quatre jours dans le petit temps nous emmènent à cent soixante miles des Canaries et, pour moi, à un nouveau quart de trois à six. Bel-Ami m'a accompagné pendant une bonne partie de la nuit, je n'ai dormi qu'une heure. Je n'aime pas ce quart, il ne m'apprécie guère non plus.
A peine installé sur le pont, la nuit revêt son duvet sombre, me séparant de la lune, de l'horizon. Nous avançons, rapides, au près-serré, un ris dans les voiles. Quinze minutes de solitude et le vent gonfle, me gifle sans relâche. La coque bâbord s'allège. Accélération. Les vagues vomissent à travers le trampoline, se vaporisent au contact des organes du catamaran. Plus de neuf nœuds, le lourd véhicule bat ses records de vitesse. Les crêtes moutonnent autour de moi. A cette allure le vent apparent doit être d'au moins vingt-cinq nœuds, trop pour un seul ris. Je ne peux pas prendre les autres seul. La pression est maximale sur les voiles bordées comme des tôles. L'histoire du même bateau levant une coque il y a quelques mois me hante. Il ne faut pas lever une coque quand on pèse douze tonnes. Pile ou face, retournera ou retournera pas? Je choque les deux voiles pour limiter leur tension mais le vent augmente en réponse. Le bateau file, sous pression, écrasé, en heurt sur la mer en colère.
Une main crispée sur le garde-fou assure la seconde sur l'écoute de grand-voile, prête à être libérée en cas de catastrophe. Les secondes passent comme des minutes. J'ai peur. Mon cœur n'arrive plus à pousser le sang devenu trop épais au milieu de cette nuit horrible.
Après une heure et demie et quelques requêtes éclairs, Christophe me rejoint, enfin. Sa cigarette, allumée à l'intérieur, rejoint immédiatement le cendrier extérieur. Il faut prendre les deux ris restants.
L'adrénaline, accumulée dans mes veines, est délivrée. Explosion. Je flotte tel un drapeau en pied de mât, en lutte pour prendre le troisième ris. La manœuvre est compliquée tant le bateau est battu par la houle. Génois en torchon, trois ris dans la grand-voile, nous continuons à filer à plus de huit nœuds, il était grand temps. Le bateau est soulagé, moi avec.
Alors que je love la drisse, une vague terrible, un mur d'eau, me tombe dessus, terminant de me tremper, de la tête aux pieds. Il est 5h45, le vent doucement se calme et le ciel se dévoile.
La relève de quart arrive, je rentre m'évanouir dans mon lit, trempé, les yeux grands ouverts. Plus jamais ce quart.

1 commentaire:

  1. Yes, bon article mon gars. t'aurais pu apprendre à faire du bateau, ç'aurait été plus simple !

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